Ces âmes chagrines de Léonora Miano
Par François Zo'omevele Effa
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9/30/2011 9:03:23 PM - Publié par webmaster@ekilafrica.com  


Tout était flou, comme si le monde autour de lui s’effilochait doucement, irrémédiablement. Il eut la nausée. Plus rien n’avait de sens. Antoine était persuadé de n’avoir reçu que deux choses de la vie : l’aptitude à nuire, la maîtrise de cette faculté.
Snow, ou plutôt Antoine Kingué est un homme pour qui l'apparence compte énormément. Ses cheveux décolorés sont même le symbole de cette perte identitaire.
Que cherche-t-il à fuir ?
Quand il était plus jeune, Snow a d'abord été envoyé en pension, puis au Mboasu, sa mère étant trop occupée à vivre une histoire d'amour avec un nouvel homme.
C'est contre elle qu'il lutte, mais aussi contre le Mboasu, pays resté à jamais étranger pour lui.
Outre ces cicatrices encore visibles sur le jeune adulte qu'il est, Snow est persuadé que son frère Maxime a eu la chance d'être aimé, lui.
Ce dangereux cocktail a fait grandir de travers cet homme. Un de ceux qu'on déteste dès qu'on le connaît un peu. Il vit comme une star, dans un monde où l'apparence et la futilité sont des armes maîtresses. Et surtout il vit aux crochets des autres, profitant de leurs faiblesses pour prendre leur argent.

Mais une décision de Maxime viendra bouleverser sa petite vie à paillettes.

Avec Blues pour Elise, Léonora Miano emportait son lecteur vers des rivages assez étonnants, le ton beaucoup plus léger laissait même entrevoir un virage dans la production de l'auteur. Avec Ces âmes chagrines, le récit se fait de nouveau plus sombre, même si dans cette histoire c'est un des personnages qui apporte cette noirceur.

Dans ses précédents romans, les protagonistes étaient lumineux, ils éclaraient même la situation tragique qui les entourait. Le lecteur était porté par leur aura. Là, le contexte n'est plus aussi sombre, même si la société moderne décrite n'est guère réjouissante ; seul Snow, dont l'histoire familiale a rejailli sur lui, est une âme noire.

Comme il me fut difficile d'entrer dans cette histoire. Outre ce personnage haïssable, je n'ai pas retrouvé ce souffle épique qui animait les premiers romans de Léonora Miano. Auparavant, il y avait une sorte d'urgence à dire et à écrire que je n'ai pas retrouvée.
La seconde partie du roman m'a toutefois davantage plu. Peut-être parce qu'enfin ce personnage entrevoit un peu les racines qui feront de lui un homme moins torturé ? On y comprend la détresse de Snow, on espère même qu'il en sortira grandi. La résilience peut-elle fonctionner sur un tel être ?

Finalement je préfère la plume de l'auteur quand elle se focalise sur l'Afrique, sur ses affres et ses cicatrices à ciel ouvert. Seulement là je retrouve, paradoxalement, la beauté vertigineuse de sa plume.
Ce roman est "un roman de jeunesse" de l'auteur, puisqu'elle l'a écrit il y a dix ans. A cette époque, ce roman n'avait pas obtenu un accueil assez enthousiaste pour être publié. Voici une interview de l'auteur lors du dernier salon du livre de Besançon, « Les mots Doubs » : Par François Zo'omevele Effa (ekilafrica.com)

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A BATONS ROMPUS AVEC LEONORA MIANO


Elle était au salon du livre de Besançon, « Les mots Doubs » ; son stand était toujours rempli, il fallait être patient pour attendre son tour pour une dédicace. Quand le nôtre fut arrivé, Léonora a eu la gentillesse qui la caractérise de nous nous accorder cet entretien pendant lequel nous avons parlé de son dernier roman : « Ces âmes chagrines » et d’autres choses aussi.

A propos votre dernier roman ?
C’est un roman intimiste ; on trimballe tous de vieilles blessures d’enfance, des choses que nous n’avons pas su souvent exprimer. Nos cultures sub-sahariennes ne permettent pas l’expression de beaucoup de choses ; mais, quelquefois, la douleur ne s’exprime pas de manière directe, surtout quand on a des choses à reprocher aux parents. Il s’agit d’Antoine qui, devenu adulte, souffre de cette douleur en se protégeant de l’amour ; il fait tout pour ne s’attacher à personne, et cherche à punir ceux qui l’ont fait souffrir. C’est la découverte à travers cette histoire d’une famille, de ses secrets, et de la difficulté inhérente aux cercles familiaux sub-sahariens d’exprimer leur amour. Ne pas savoir dire son amour à un parent et se rendre compte en l’ayant perdu qu’on n’a pas su lui exprimer son amour.
Lorsqu’on ne parle pas assez de drames familiaux, il y a une tendance à les voir se répéter de générations en générations. Il faut en parler afin de briser la fatalité.

Vous êtes si prolifique, quand vous reposez vous ?
En fait, je me repose beaucoup plus qu’on ne pense. Mon dernier roman est un texte qui parait cette année, mais sa matrice est assez ancienne, c’est l’un de mes premiers textes.

N’avez vous pas peur à travers ce roman de faire perdre son identité à une certaine Afrique qui se veut mystérieuse ?
Je ne sais pas ce que c’est qu’une identité africaine .Il y a toujours des identités en Afrique, et, comme partout, elles sont sujettes à de profondes mutations. A partir du moment où l’Afrique a rencontré l’Europe, -d’ailleurs, elles se connaissent depuis l’antiquité- il faut savoir que la rencontre avec l’autre nous transforme ; qu’on le veuille ou pas, l’expérience coloniale a encore intensifié cela .Une Afrique qui serait authentique, c’est une vue de l’esprit. L’Afrique est comme les pays de la Caraïbe, créolisé à sa façon, vivant dans mélange culturel qu’elle doit accepter. Nous révéler aux autres, c’est leur permettre de nous connaitre, de nous comprendre, mais ce n’est pas chercher à devenir comme eux.

Et à propos des guerres européennes en Côte d’Ivoire et en Libye ?
Je ne pense pas qu’on puisse libérer par la force des gens qui n’ont pas demandé qu’on vienne les libérer. C’est vrai que là, je vous réponds avec l’émotion d’une Africaine qui connait l’histoire de son continent. Cela m’est trop pénible de voir des armées occidentales sur le sol africain, quel que soit le motif pour lequel ils y sont. C’est pénible car, dans l’histoire, leur venue ne nous a jamais été favorable. Je voudrai bien croire que c’est pour nous ramener des démocraties ! Mais, qu’ils aillent d’abord libérer les Birmans, les Coréens du nord, les Chinois...J’ai comme beaucoup d’Africains des doutes, car c’est une manière de nous recoloniser.

Et le feuilleton de cet été, D.S.K. et Diallo ?
Pour moi, on peut en parler autant qu’on veut, cela ne change rien à la situation des femmes violées par milliers au Congo. Elles ont été violées et bannies de leur communauté. Nafissiatou Diallo va intenter un procès au civil. Que la justice suive son cours ! Cependant, il est vrai que cet homme a fait quelque chose de grave. Mais je refuse de regarder cela selon un prisme racial, c’est tout simplement quelqu’un qui a l’habitude de mal se comporter avec les femmes de toute catégorie et de toute couleur.

Et pour finir ?
C’est une mise au point que je tiens à faire à propos de mon roman « Ces âmes chagrines ». Je sais que certains Africains se sont demandés pourquoi j’ai mis en scène Maxime, ce personnage sans papiers. C’est un sans-papiers « cinq étoiles » ; il a fait des études, il arrive à avoir du travail, c’est quelqu’un qui n’a pas le profil du sans-papiers type. Son but ayant toujours été de rentrer au pays, il voulait transmettre son savoir. Ce qu’il a vécu était temporaire, et il ne s’est jamais senti humilié. Et à propos de la pauvreté, elle existe partout. Un sans-domicile français et un habitant des sous-quartiers, des ghettos africains, c’est la même pauvreté. Il faut savoir s’affranchir du regard des autres, en posant sur nous-mêmes un regard qui est le nôtre ; alors, nous n’aurons plus honte de nos blessures, de nos fragilités et de nos misères. Nous saurons les dépasser. J’écris les textes d’une Africaine décomplexée, qui s’est affranchie de ce regard-là. Je m’en fiche complètement de ce que les autres vont penser et, quoi qu’ils pensent, cela ne doit pas avoir d’impact sur ma réalité. C’est ce que je désire, moi, accomplir qui est important. Après cette histoire de traite et de colonisation qui nous a fragilisés, notre devoir aujourd’hui est d’essayer de réhabiliter cette conscience de soi, cette estime de soi. Quand ceci sera fait, nous nous dépasserons. Ne restons pas des êtres blessés et fragilisés. Ceux qui viennent nous faire la guerre ne sont pas meilleurs, ni de grands démocrates. Nous avons cinquante ans d’indépendance, et ce n’est pas beaucoup. Ne devenons pas ce que les autres prétendent que nous sommes. Faisons tomber nos chaînes, n’ayons pas peur de regarder en face des choses douloureuses.

Bibliographie :

Blues pour ELISE
Les aubes écarlates
Tels des astres éteints
Contour du jour qui vient
L’intérieur de la nuit
Ces âmes chagrines


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