ARMES: Les munitions rôdeuses, ces nouvelles armes intelligentes qui choisissent elles-mêmes leur cible
AFP
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4/7/2021 7:49:42 AM - Publié par webmaster@ekilafrica.com  


Tel un aigle qui tournoie dans le ciel à la recherche de sa proie, la munition rôdeuse a fait son apparition ces dernières années au-dessus des zones de conflit. Ce nouveau type d’arme appartient à la famille en plein développement des robots tueurs, qui posent de nombreuses questions légales et morales.
Ces munitions rôdeuses peuvent prendre la forme d’un drone armé (de type quadricoptère), d’un hélicoptère, d’un missile doté d’ailes, voire d’un sous-marin entièrement autonome. Certains explosent sur leur cible, on les appelle alors "drones kamikazes".

Des armes dotées d’intelligence artificielle

"On parle d’armes qui ont la capacité de repérer et d’attaquer par elles-mêmes des cibles", explique Stan Brabant, directeur adjoint du Grip, le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité. Il vient de publier une note d’analyse qui fait le point sur l’évolution rapide de ces nouvelles armes dotées d’algorithmes, voire d’intelligence artificielle destinée à identifier les cibles à détruire.

"Cette capacité existe : elle est proposée par une série de producteurs, qui vous diront que l’on peut garder le contrôle humain. Mais on peut aussi les mettre en mode totalement autonome." Une trentaine de fabricants d’armes à travers le monde proposeraient ce type d’armes létales autonomes. "La munition rôdeuse survole une zone pendant un temps variable, de 15 minutes à plusieurs heures. A un moment donné, elle frappe. Ce moment est déterminé soit par un opérateur, soit par l’arme elle-même sur base d’algorithmes, ce qui pose toute une série de questions."

La firme turque STM a développé depuis 2017 un drone armé, baptisé Kargu, "une des armes parmi les plus connues parmi les munitions rôdeuses, et les plus redoutables", commente Stan Brabant. Le Kargu, qui en est déjà à sa deuxième génération, est capable de trouver et tuer une cible sans intervention humaine. Son logiciel est doté de reconnaissance faciale, ce qui lui permet d’identifier l’ennemi à éliminer jusque dans des endroits réputés inaccessibles, comme des grottes.

Dans une vidéo promotionnelle, STM montre son drone d’attaque fondre sur une cible et déclencher une ogive à fragmentation juste avant d’atteindre le sol.



STM affirme que cette arme a déjà été "utilisée avec succès". "Selon plusieurs sources, cette munition rôdeuse turque a effectivement été utilisée à la frontière syrienne, peut-être sur le territoire syrien, en Libye et tout récemment au Haut-Karabakh, confirme Stan Brabant. On va probablement avoir bientôt des informations plus précises sur ce qui s’est passé. Quel est le nombre de victimes civiles ?"
Une attaque en essaim

Une particularité de cette munition turque, comme d’autres armes autonomes, est le développement de sa capacité à opérer non pas seule mais de manière coordonnée à plusieurs, ce qui démultiplie sa capacité d’action. C’est ce qu’on appelle un fonctionnement "en essaim".

"Ces essaims sont extrêmement difficiles à contrôler. Pour les gérer, on fait appel à l’intelligence artificielle, ce qui les rend presque intrinsèquement autonomes. Le risque de perte complète du contrôle humain sur ces essaims d’armes est très fort", s’inquiète le chercheur du Grip. Selon l’armée turque elle-même, cette capacité de vol en essaim du Kargu ne serait pas encore totalement au point, mais l’évolution des capacités est rapide.
L’Arménie dispose aussi de la technologie

La firme arménienne Pride Systems développe elle aussi ses propres munitions rôdeuses : un drone quadricoptère et un autre doté d’ailes. Les appareils arméniens sont également prévus pour opérer en essaim de quatre : les drones échangent des informations durant leur vol et peuvent décider de redistribuer leurs cibles respectives en cours de mission.

Le constructeur explique que l’arme peut être pilotée par un humain ou pas : "Le drone pourrait lui-même prendre la décision d’attaquer des cibles en fonction de la priorité des cibles placées dans sa mémoire. Si la communication avec l’opérateur est perdue, le drone sélectionne lui-même une cible à détruire".

Ce n’est sans doute pas un hasard si deux pays engagés dans des conflits militaires récents accélèrent leurs efforts pour mettre au point cette nouvelle génération d’armement. Turquie et Arménie se sont affrontées au Haut-Karabakh durant l’automne 2020. "La firme arménienne qui a développé cette munition l’a présentée quelques semaines après la fin des hostilités", remarque Stan Brabant.

Lors de la détection, le système se verrouille sur la menace et l’attaque pour une clôture rapide et mortelle

Israël est à la pointe en matière de drones militaires, et certains modèles sont désormais capables de mener des missions de manière autonome. La firme Israel Aerospace Industries (IAI) propose depuis 2019 la Mini Harpy, une munition rôdeuse intelligente.

La Mini Harpy "rôde dans le ciel jusqu’à ce que la menace soit détectée. Lors de la détection, le système se verrouille sur la menace et l’attaque pour une clôture rapide et mortelle", décrit le constructeur. Dans une vidéo promotionnelle réalisée en images de synthèse, proche de l’esthétique des jeux vidéo, on voit une Mini Harpy détruire un système radar mobile et une autre avorter une attaque contre un véhicule lance-roquette en raison de la présidence de civils à proximité.

Un porte-parole du constructeur israélien explique que "le système que nous avons développé rôde en l’air en attendant que la cible apparaisse, puis attaque et détruit la menace hostile en quelques secondes". Le système est "capable de rechercher et d’engager automatiquement des cibles fixes et mobiles de tous types".

Un hélicoptère armé autonome

Les industries des grandes puissances militaires, États-Unis, Russie et Chine, ont bien entendu également ce type d’arme dans leur catalogue. Le groupe russe Zala Aero propose sa munition rôdeuse Zala Lancet "capable de trouver et de frapper une cible de manière autonome".

La firme chinoise Ziyan a développé un petit hélicoptère électrique, le Blowfish, qui peut transporter au choix différents types d’armements : mitrailleuse, roquettes, obus, grenades… Doté d’intelligence artificielle, l’hélico peut fonctionner en essaim et mener des missions de combat de manière autonome.

Les sous-marins rôdeurs, pour des missions clandestines

Chine et Etats-Unis développent également des sous-marins robots armés et autonomes, pilotés par l’intelligence artificielle. Aux États-Unis, on les appelle les XLUUV (Extra Large Unmanned Undersea Vehicle), des sous-marins rôdeurs de plus en plus autonomes. Le projet de la Navy américaine Claws vise à mettre au point des bâtiments pour mener des opérations clandestines en territoire ennemi et éliminer une cible sans intervention humaine directe.

Si des puissances grandes et moyennes se sont lancées tête baissée dans le développement des munitions rôdeuses et des robots tueurs, l’industrie européenne de l’armement semble faire preuve de prudence. "Les producteurs nous disent qu’ils ont la capacité aujourd’hui de produire des armes entièrement autonomes. Ce qui les retient, c’est la pression de l’opinion publique et les négociations internationales qui pourraient démarrer", explique le directeur adjoint du Grip.

Le robot de la FN Herstal

Au niveau belge, la FN Herstal travaille sur un projet qui ne franchirait pas la ligne rouge du robot tueur autonome : "Il y a effectivement une collaboration entre la FN Herstal et une firme estonienne pour développer un robot terrestre commandé à distance. Sur base des informations dont on dispose aujourd’hui, il y aurait, jusqu’à preuve du contraire, un contrôle humain sur ce robot".

Comme leurs cousins les robots tueurs, les munitions rôdeuses provoquent un changement radical dans l’art de la guerre, celui de la perte du contrôle humain sur la décision de neutraliser un ennemi et de le tuer. Leurs capacités suscitent un large mouvement d’opposition à leur utilisation.

"Il y a un risque très important que ces armes se trompent de cible, dans la mesure où elles doivent la déterminer elles-mêmes, prévient Stan Brabant. Il est fort probable qu’il y ait des ratés et que des populations civiles se trouvent sous le feu d’armes autonomes qui n’ont pas fonctionné correctement. La technologie dans le domaine de l’armement est connue depuis toujours pour ne pas être fiable, d’autant plus en situation de conflit."

L’arme qui se retourne contre son servant

Le chercheur met en garde contre un autre risque avéré : "Les forces adverses vont tout faire pour essayer d’intercepter cette arme, y compris par des moyens électroniques. Il n’est pas du tout exclu que ces armes se retournent contre leurs utilisateurs quand l’adversaire aura compris comment elles fonctionnent. Ça explique aussi pourquoi les producteurs ne sont pas très friands de détails sur les éléments de fonctionnement de l’intelligence artificielle. Ils restent dans des considérations assez générales".

Ces dangers ont poussé de nombreux États à demander l’interdiction pure et simple des robots tueurs. Une campagne Stopper les Robots Tueurs rassemble des dizaines d’ONG à travers le monde. Des négociations ont débuté il y a sept ans à Genève, dans le cadre de la Convention sur certaines armes classiques (CCW).

La Belgique en retrait

"Elles n’ont toujours rien donné de très concret, constate Stan Brabant. Des États comme la Belgique et d’autres ont déployé des efforts pour essayer d’harmoniser les positions, sans cependant plaider pour une interdiction. De manière assez étonnante, la Belgique qui va présider ces discussions n’a elle-même jamais appelé à une interdiction des armes entièrement autonomes. En revanche, un groupe d’une bonne centaine d’États a plaidé pour leur interdiction."

Le chercheur remarque que la pression pour prendre des mesures "est de plus en plus forte. Il y a une dizaine d’Etats qui bloquent le démarrage de la négociation, en tête desquels on a la Russie et dans une moindre mesure les États-Unis. On attend de voir la position l’administration Biden sur le sujet".

"Les robots tueurs sont déjà là", constate-t-il. "Il n’y a finalement qu’un processus diplomatique qui pourra arrêter la propagation de ces armes. Et nous pensons au Grip qu’il y a réellement urgence."



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